"CARNET DE BORD"

Au bord du canal de Boussu en Belgique vers le Canal Saint Denis - Temps du 2ème confinement. (2020)

La péniche volante m’apporte les nouvelles des bords du canal de Saint Denis. Je marche dans ma tête sur les rives de mes canaux travers les mots que je lis et ceux qui voyagent avec moi, là-bas et ici en attendant de sortir du virtuel.

Je dis qu’il est des lieux de mauvaises réputations, des territoires délaissés longtemps, méprisés, méconnus des lieux de fêlures. La blessure que l’on inflige à des territoires et qui imbibe les êtres. Là grandissent et ont grandi des enfants héritiers d’un temps qu’ils ne peuvent pas connaître mais dont ils portent les effets, les conséquences. Ils ont quatorze ans, un peu plus, un peu moins, et déjà ils ne sont plus des enfants. Ils sont d’ici, leurs grands-parents voire arrière-grands-parents sont arrivés d’autres pays pour gagner leur vie, de l’Algérie, du Mali ou du Cameron, d’Asie, des pays de l’Est, des autres régions de France, de ce territoire aussi. Ces adolescents, quand on les écoute, se racontent avec pudeur d’abord, puis ce qu’ils ressentent, ils le livrent avec cette vérité affirmée que l’on acquière par les souffrances de l’enfance. Le sentiment d’injustice, la peur pour les siens, l’humiliation ressentie, celle des gens que l’on ne considère pas, la perte surtout, le déracinement aussi, la leur ou celui de leurs parents.

Je me demande souvent pourquoi cela s’ancre dans tant de générations, comment cela se transmet. Qu’est ce qui fait qu’il n’y a pas de réparation, ou si elle advient, elle est celle que l’on invente pour soi-même. Elle vient d’une façon de poser les questions, de dire non, de détourner le regard qui a justement façonné et entretenu année après année la mauvaise réputation de gens et des lieux.

Car je parle de ces lieux, qui servent, plus qu’ils ne semblent s’accomplir, parce qu’intranquilles.  Ces lieux utiles, qu’on laisse dans l’ignorance ou à l’ignorance, croit-on, comme si ici ne vivaient pas de vraies gens.

C’est lieux où les langues se croisent, se jouent avec les accents, se parlent en cachette, ou entre-soi, pour dire tu ne me prendras pas tout ou bien, moi aussi j’ai un endroit à moi où tu ne peux pas entrer, ma langue c’est chez moi quand je me sens mal dehors, ici où je ne trouve pas tout à fait ma place, où l’on me laisse, dans le vent, où j’ai froid à l’être. Ici chez moi, devenu chez moi par destin, ou hasard.

Sur les bords de mes canaux, les enfants, les adolescents sont les mêmes, souvent l’interculturalité compose leur musique intérieure.  Aujourd’hui les gens du Borinage tentent de laver la gueule noire de leurs grands-parents, que dis-je, le temps à la dent longue, de leurs arrière-grands-parents et de ce pays, ils recouvrent en marchant les crachats des toux exténuantes, oubliées pour ne pas se faire ensevelir sous les terrils du passé. Ils sont de leurs temps, ils ne sont pas dupes. Ils avancent. Comme les enfants et adolescents des banlieues s’inventent pour laver la honte, le mépris, les clichés.

Ici d’un bord de canal à l’autre, d’une frontière à l’autre, nous n’échappons pas, eux, moi, nous, à la marche du temps, des histoires enfouies.  

Des vagues de changements qui se font plus brutales parce que nous les vivons au présent, parce qu’ici aux abords de Paris se joue une bascule du paysage, des enjeux qui nécessitent d’effacer le tableau. Mais dans ces lieux, où la mauvaise réputation colle aux semelles des chaussures, ils sont là ! Ces adolescents, les Myra, les Gilles, Loïc, les Kylian, Aida, Asma… ces drôles de petites lumières, qui émergent.  Ils sont bel et bien présents, quand ils savent qu’ils sont attendus.  Ils peuvent être et sont aussi la force et la création inattendue. Ils s’inventent envers et contre tout, en vers et tout contre nous aussi. Ils sont la réparation en herbe, c’est que je me plais à les peindre ainsi.

Depuis les bords du canal de mon enfance en Belgique aux bords canal Saint-Denis à Aubervilliers - Novembre 2022

– Le chemin que tu fais pour aller à l’école il est à toi?
– Il est à la ville, à la ville et à tous ceux qui marchent dessus.
France/Tour/Detour/Deux/Enfants  de Godard

Les bords du canal sont les lieux de prédilection des amoureux, des enfants, et des balades familiales. C’est par là que je reviens de l’école avec mon lourd cartable des années d’humanité (collège et lycée en France). Pour oublier la marche de 2,5 km qui me ramène chez moi, je transforme mes pas en mots et compose des poèmes que j’écrirais plus tard dans ma chambre. Ma route est solitaire, tracée par le chemin caillouteux qui longe les prairies détrempées d’eau où seule des vaches tranquilles font mine de m’ignorer, leurs grands yeux tournés vers moi. Bonjour les vaches, je leur crie quand même.

Souvent je repense qu’ici tout n’était que marécage. Orties, Saules et rhubarbes sauvages sont les paysagistes qui dessinaient et, enverdissaient ce paysage quasi sauvage que je retrouvais une fois passé le chemin de fer et que j’empruntais l’ancien chemin de halage jusqu’à la maison.

Mauricette qui débarqua de sa Corèze dans le passage de la justice, pour épouser un « parisien » dans les années 60 raconte,  un temps qui n’est plus.    

« Ici tout n’était qu’odeurs infâmes et saletés. Les usines, les dépôts de charbons, le passage des péniches transportant des carcasses que l’on portait chez les équarrisseurs,  jusqu’à la présence du purin de cochons… » faisait qu’on préférait tourner le dos à ce serpent nauséabond, père nourricier des usines qui lui caressaient les flans.

« Et pourtant… C’est tout près de là que nous vivions, que nous travaillions, que nous étions heureux malgré ce qui nous entourait ». Un temps aussi où son compagnon et les enfants d’alors avaient appris à nager dans le canal, et rejoignaient les péniches chargées de fruits exotiques pour chaparder.  

Quand le bal des Bretons, la fête et les joutes du 14 juillet se déroulaient à la Maltournée, non loin de la porte de Paris, cette porte ouverte sur un avenir inconnu, quand les autoroutes n’étaient pas encore conçues et que les Hydrocarbures n’avaient pas fait naître le Stade de France de ses flammes, anéantissant une page de l’histoire des bidonvilles des travailleurs émigrés venus à Aubervilliers pour faire tourner l’industrie en plein essor.

Tandis que dans mes prairies aux vaches, on sème des maisons individuelles sur les marais asséchés ; et que l’on aménage grossièrement une rive où s’étalent maintenant des gros graviers peu commodes à des semelles rêveuses et qui restent rude aux VTT téméraires. Espère-t-on que les orties étouffées migreront loin des marcheurs alertes du dimanche, venus peut être visiter, le parc et les ruines réhabilitées du château de Boussu au cœur du Borinage, moins connu que la Basilique de Saint Denis. L’autoroute des vélos a le vent en poupe sur le bord du Canal de Mauricette ; plus de purin sur la berge, bientôt plus d’herbes sauvages. Un cycliste en interpelle un autre qui le suit à vive allure, « On est à Saint Denis ici ? » 

Les enfants de la ville

Elle dit : je te montrerai cette ville comme je regarde mes villes du sud. Le soleil, la mer et les corps en mouvement. Je te montrerai les visages, les regards, les leurs et le mien sur cette cité où le canal est comme la grande bleue, une invitation au voyage, l’expression d’un possible ailleurs, d’un possible « j’arrive ». Le mouvement de la vie, son va-et-vient, le chant des péniches n’est-ce pas ? Ici le vent transporte le parfum des exils.

Je te montrerai leurs expressions, qui s’offrent à mon oeil qui guette, avant l’envol les gestes, les déploiements, les attentes et les silences. Je te ferai aimer comme je les aime, parce qu’ils me touchent.

Le savais-tu, le nom que portent les habitants d’une ville est un gentilé. Elle leur donne son nom. Elle adopte les milliers d’oiseaux de passage qui s’arrêtent et demeurent un temps chez elle, quelle qu’en soit la durée. Ils sont ses enfants en somme. Ils lui donnent son visage, son accent, ils les reçoivent d’elle.

Tu vois, il me plait de penser que la ville où l’on vit est le territoire où nous nous sentons chez nous. C’est ce banc, cet arrêt de bus, ce bord d’eau, cette place, que l’on reconnait et qui forcément nous connait. C’est une façon de se tenir, de s’habiller, de penser même, une façon d’être là où nous pouvons être nous-même.

Toi, tu liras ce que tu veux dans leurs yeux, dans leurs gestes. Tu liras dans les interstices de mes pages d’images mon besoin qu’un instant tu puisses habiter mon regard.

Je l’ai composé avec de la couleur bleue ancrée un peu partout dans les matières, les vêtements, revêtements, objets et surfaces, et de l’or que l’on trouve dans les jaillissements de l’eau.

Je te raconte sans dérobade, le chemin que j’emprunte si souvent, celui de mes balades en quête du beau quotidien.

Je t’offre, me dit-elle encore ce chant harmonique qui émane de cette ville avec ceux qui l’habitent.

P.S Quand tu viendras, nous irons marcher au bord du canal, que je puisse te les présenter, enfin !

Encore un mot, tu salueras ton ami, Henri Michaux, qui du Pays Lointain, t’inspira cette lettre.

Comme c’est vrai n’est-ce pas ?

Paris c'est par là

Paris c’est par là ! dit Djone, l’adolescent assis au bord du canal, en pointant son doigt vers le pont du Landy, l’écluse n°4, derrière lui.

Je suis à Auvervilliers et je ne sais pas pourquoi cette ville incarne l’idée que je me fais du Paris de Jacques Prévert… C’est que j’ai vu ses anciens quartiers et les marques du temps laissés par ses ateliers peuplés autrefois d’hommes en casquettes, clopes au bec, fumant comme cheminées d’usines. Sans doute une mythologie toute personnelle qui s’est construite autour de films et autres balades sur les bords du canal, des petites intrusions dans des ruelles où s’accrochent d’anciennes fermes, cafés du coin et poètes du siècle dernier dont les noms courent sur les plaques bleues des rues, s’accrochent aux façades des structures culturelles, habillent des monuments historiques.

Tout devient neuf ici, mais les traces tiennent bon. Idée évanescente. Je suis le promeneur qui regarde cette ville et ses quartiers quitter le noir et blanc de leurs anciennes cartes postales. J’emboite le pas à de nouvelles photographies qui me mènent au pont du Landy, en dessous, au-dessous pour voir ces lieux, par en haut et par en bas.

Je passe au-dessus de l’eau. Je croise des gens qui ne me voient pas et qui, eux, sont ici précisément en train de se croiser, se rencontrer. Eux et moi soumis au hasard. Il me vient comme toujours une irrésistible envie de regarder non plus devant moi, mais de faire un quart de tour, de m’appuyer sur la rambarde, là où l’horizon s’ouvre, large, grand, loin. Puis, de plonger mes yeux en contrebas vers le miroir liquide du ciel. Selon les jours et la lumière, depuis le pont, les silhouettes dansantes sont tantôt colorées, et tantôt semblent appartenir au théâtre d’ombre. Les corps, éphémères présences, en mouvement, ou en attente, animent, défient, ignorent aussi lignes et constructions immobiles que le temps altère ou fait surgir par nécessité… et qui, parfois, m’enchantent l’œil, m’amusent. Et je reprends ma route en pensant : je n’avais jamais vu ça comme cela, cette concordance de lignes, de formes et de mouvement… et je me demande, sautant du coq à l’âne, mais qu’est ce qui se passe de l’autre côté du pont ? Rive droite, rive gauche… ce ne sont jamais les mêmes ambiances, les mêmes activités. 

Une ville n’est pas seulement un plan, qui souvent ne veut rien dire pour moi. J’apprends à la connaître en marchant, en me perdant, en cherchant la poétique des lieux. Les confins du Landy m’y emmènent, m’y ramènent, alors j’y vais. Et là-bas ? Le pont de Stains, son nom je l’ai entendu souvent… je n’y suis jamais allée… en voiture peut être ? 

Mes pieds s’arrêtent devant ces photographies, images du temps présent qui me disent : Aubervilliers c’est ici. 

L'aimeras-tu ?

Allan est accoudé au rebord de la terrasse d’un bâtiment neuf, le quartier du campus Condorcet dans son regard pensif. Je suis le trajet de ses yeux, les immeubles blancs, comme des pièces de Lego. Tout pousse si vite. Mais non loin, de là, je le suis sur ce qui ne peux ni s’appeler rues, ni friches, ni terrains vagues, ni petits quartiers… Un enchevêtrement fait de destructions, démolitions, déstructurations, dislocations… Un petit passage au milieu des ruines et me voilà entrée dans la 4èmedimension. 

En accéléré, je traverse les époques de ce territoire au nord de Paris. Une immense plaine, une voie romaine, un homme marche la tête dans ses mains, une abbaye au milieu des champs, une foire au Lendit, un couvent sous Louis XV, une basilique, un canal sous Napoléon, la Maison de la Légion d’Honneur. Visibles encore, des étendues maraichères. 

Une flèche quitte le paysage, des industries s’érigent, des circuits de rails, des ateliers, théâtre, hôpitaux, passerelles et ponts, baraquements et bidonvilles, un petit territoire espagnol dans un grand territoire industriel, des petites maisons, une énorme explosion en janvier 1968, des utopies architecturales en 70, 80, 90, des cités, des barres, des jardins ouvriers, des logements sociaux, des logis au bords de l’eau, puis aux bords d’autoroutes, de lacets de bétons, des quartiers coupés en deux, morcelés, des écoles, des lycées, des passerelles encore, l’apparition du stade de France sur le lieu de l’incendie, des ateliers abandonnés, des tours construites puis détruites, d’autres réhabilitées, maintenues un temps par l’urbanisme transitoire, avant, avant, vite vite vite, avant, avant ce qui se prépare. Nous sommes en 2019, 2020, ça ralentit, puis repart 21, 22, 23 ? Et toujours ces toutes petites formes mobiles qui ne cessent d’aller et venir, de tourner, de s’affairer, de monter, de descendre, de se mouvoir au milieu de lignes tracées, de sentiers presqu’invisibles, de sortir ou entrer des bâtiments, seuls ou en groupe. Tout s’additionne ou se superpose, s’imbrique, se colle, s’arrondit, s’allonge, se durcit, se colore, déteint, se repeint, se couvre, se recouvre, parfois disparait jusqu’à l’oubli. Jeu de formes, de styles, de matières, d’usages, de projets, de projections. 

Je suis assise au cœur d’une verte prairie. Maintenant je quitte tranquillement les gradins de l’impressionnant Stade de France que je laisse derrière moi. Je regarde un instant ce curieux oiseau au ventre aquatique, de l’autre côté de la passerelle. Je l’ai déjà apprivoisé. Je repère la Basilique sans sa flèche. 

Je suis bien dans notre aujourd’hui. Aucun édifice remarquable, ni ouvrage d’art n’est donc sorti de l’imprimante 3D. 

La ville attendue, la ville imaginée, elle arrive, elle est presque là, aux sorties des lignes de métro qui s’allongent, des gares aux rails rutilants promettant encore l’accélération du temps, le must du déplacement pour y arriver, y travailler. Je pense aux mots de Patrick Bouchain : « Il faut aimer sa ville. On ne peut pas être heureux si on n’aime pas son logement, sa ville. »

J’ai donné rendez-vous à un enfant, près de l’espace associatif et culturel du campus Condorcet, quand l’arbre que nous regardions ensemble aura dépassé le toit et atteint la fenêtre là-haut, « Tu vois celle du bâtiment blanc », il me dira, lui.