"CARNET DE BORD"
Sophie Comtet Kouyaté
OUVERTURE - Juin 2019
Le canal fend le paysage périphérique de Saint-Denis et d’Aubervilliers. Il relie les villes et les hommes. Ses rives invitent à l’expérience du détour, à la déviation.
Un trajet transversal, une expérience visuelle et sensitive nous immisçant dans ces lieux aux limites encore indécises si l’on observe le plan de la ville aujourd’hui, une fresque étrange s’offrant au regard par séquences : No man’s lands usés, décrépis au bord des quartiers, près des usines à béton. Plus loin, des espaces structurés, aménagés, déjà inscrits dans la ville contemporaine ou en chantier…
Au-delà des quais, au cœur des « zones », début ou fin de ville, d’un côté des fragments de prairies fraiches, haies naissantes et jeunes pousses d’arbres à forêt urbaine, tous marqueurs du sursaut d’un paysage fluvial « laissé en dérive jusque-là » et de sa transmutation en « écoquartier durable »… de l’autre, des paysages éventrés, jungles, déserts ou places et espaces urbains fragmentés, tronçonnés en sessions ultramodernes cognant les ilots de friches, grandes bâtisses de briques, symboles d’un extraordinaire patrimoine industriel, de vielles cités HLM dominant les séries de petites ruelles d’habitations ouvrières en effondrement.
La carte des quartiers riverains du canal, dans le temps du chantier, cet interstice temporel, ce temps d’expérimentation et d’édification du « projet » où coexistent le neuf, l’architecture contemporaine et les chemins d’avant, animés par les tas, de couches, de strates de diverses matières, d’histoires industrielles et humaines… est à l’état d’esquisse, d’essai.
Plan gommé par endroit, raturé, d’où émergent déjà les flèches, édifices, supports, surfaces lisses et lumières de l’hyper-ville à venir : le Grand Paris.
Il en est de même pour le récit qui en est fait.
SUR LE PONT - Automne 2021
Sur le pont de Stains, le croisement chaotique des voitures et piétons, qu’ils viennent du centre d’Aubervilliers, de la nouvelle sortie de métro Aimé Césaire ou du quartier Européan Fashion Center, immense Chinatown du commerce textile en gros, dégage une énergie désordonnée, un flux bruyant marqué par des impulsions, des temps d’arrêt, des répits au moment du feu rouge quand la vieille piste traversante ressemble d’un coup à un parking aérien avec vue sur la Plaine pour qui regarde en face, sur la vraie ville à gauche, tout au bout du canal, puis sur la droite, le minuscule clocher de la Basilique Saint-Denis dressé au fond de l’image comme un vilain crayon – ou encore dans les songes comme certains à l’intérieur des bus, figés dans leurs rêves, insensibles au mouvement tout autour et laissant circuler en eux le désir, l’espoir ou toute autre pensée positive ou ressentiment, qui sait.
Côté trottoir, de chaque côté de cette surface qui se remplit ou se vide sans qu’on puisse comprendre vraiment ce qui détermine le rythme de ce mouvement des silhouettes tracent. Les hommes, par exemple, en tenues fluorescentes visibles du Pont du Landy ou de la passerelle du Millénaire, qui sans doute se rendent en dessous sur les berges, dans les usines à béton, là où bientôt leur corps et leur conscience se reconnecteront et deviendront ensemble une véritable machine à piloter les engins, à transporter le sable du quai aux ventres des péniches, béantes, offertes au ciel.
On peut se dire en les observant qu’il y a un monde, là, qui peut-être pourrait disparaître ou en tous cas cette vision objective du monde matériel, de la fabrication et du transport des besoins essentiels de l’homme pour concevoir, fabriquer son lieu de vie ou de travail, et qu’elle pourrait très bientôt – c’est un des conséquences possibles de cette mutation, de cette bascule – être remplacée, cette vision, par des éléments qui tous auraient lien avec le loisir, l’amour absolu des corps parfaits et l’utopie d’un monde meilleur, sans machine.
Alors tout changerait.
Absolument tout.
Mais ici, aujourd’hui, tout n’est pas encore prêt pour ce destin, ce nouveau monde promis qui ne dit pas encore s’il serait plus heureux car partout l’un et l’autre, la vie industrielle, du travail et celle des loisirs, de l’esthétique, semblent mener la bataille des espaces, chacun voulant écraser l’autre, l’exterminer si bien qu’il est impossible de tirer la moindre conclusion définitive de ce que l’on voit si ce n’est la certitude d’une certaine beauté, une autre celle-là, émanent de ce combat, de ce chaos.
Il n’y a qu’à voir les hommes, la plupart venus des campagnes chinoises, poussant leurs chariots chargés d’énormes cartons.
Ils sont partout sur le pont, dans les rues tout autour, une véritable armée de bras, de corps poussant d’une ruelle à l’autre, le visage tendu en l’air, crispé dans l’effort, d’une rive à l’autre, tout comme au moyen âge, du magasin au camion dont la destination ou la provenance reste un secret car il n’y a que l’instant qui s’offre au regard, celui de leur passage, furtif, espace-temps minuscule en comparaison avec le temps du voyage d’un bout à l’autre de la planète que tous on fait.
En attendant, une femme sans âge s’est arrêté là, à mi-chemin entre le début et la fin du passage au dessus de l’eau, là où la vue est la plus surprenante, large. Elle a visiblement décidé de voir, de ressentir, de penser ce qui s’offre à son regard, en face, en dessous, ou de penser tout court. Alors tout ce qui se passe autour et derrière elle, à cet instant, le va-et-vient des hommes charriant les cartons de tee-shirts, robes et chaussures fast-fashion tout juste arrivés de Chine, du Bangladesh ou du Vietnam, les passages lourds de bus massifs, pleins, les travailleurs marins ou grutiers à la démarche agile et sûre et les groupes d’enfants en partance pour l’école, plus rien n’existe et elle se demande peut-être en regardant la ville qui s’est figée au loin, tout au bout du canal, la ville dressée, compacte, refermée sur elle-même :
« Être là-bas ? de là-bas ? De ceux de la vraie ville, ou d’ici… de ces quartiers sans nom où persiste encore une certaine possibilité d’explorer, de vivre et de jouir des espaces faits de creux et de pleins, de murs et de vides, immenses.
MÉTAMORPHOSE - Hiver 2021
Je m’intéresse à la place de l’homme dans la ville. Les territoires périphériques sont le lieu idéal de cette question.
Lieux hybrides, imparfaits, ici aux prises à une mutation exceptionnelle.
Les JO et le Grand Paris sont prétexte à cette agitation.
Les hommes tentent d’y résister.
Pour d’autres, il s’agit de prendre le train en marche, de s’inscrire dans l’avenir, d’y participer autant que possible.
Ce bouleversement c’est le choc entre histoire, présent et devenir.
C’est cette conjonction et l’énergie qu’elle impulse qui est mon leitmotiv, ma drogue.
Je suis une droguée du temps de la métamorphose, cet espace temps porteur d’une sensation de liberté dont j’ai besoin pour survivre.
Survivre à l’ennui mortel des lieux figés.
Seule la ville offre cette intensité là.
Cette merveilleuse ville de l’impermanence où « les rêves meurent et prennent vie *».
* Chimamanda Ngozi Adichie
QUITTER L'USINE CHRISTOFLE - Octobre 2022
QUITTER L'USINE CHRISTOFLE -
Octobre 2022
On sent bien que c’est la fin de l’été à l’Orfèvrerie. Dans l’atelier de l’ancienne usine Christofle qu’il faudra bientôt quitter car ici aussi la mutation fait son travail et l’opération d’urbanisme transitoire qui permet aux artistes parisiens et de la ville de trouver refuge dans les interstices de la mutation touche à sa fin.
On sent bien le petit picotement du froid arriver subrepticement par tous les trous, dans les murs, les fentes, sous les portes, les vitres fines des fenêtres très anciennes, dans le jet d’une lumière vive mais refermée sur elle-même dans un seul coin de la pièce, délicieusement jaune orangée…
Un nid, un creux au cœur de l’histoire industrielle.
Ici il y avait combien?… près de 1500 ouvriers qui bossaient dur dans ces travées, ces cathédrales de brique rouge juste en face, ces longères alignées dans ce qui ressemble encore aux rues d’une ville ouvrière irlandaise du début du siècle dernier : J’entends le bruit infernal des machines, je vois le fumet des respirations de ces hommes portant, saisis dans un froid glacial, d’un bout à l’autre de l’usine, le fardeau de métal prêt à être fondu, usiné.
C’est la fin de l’été.
L’été, ici, on mangeait dehors, nous. On étalait les grandes tables recouvertes de draps blancs et qui voulait venait s’ajouter à la bande qui dégustait, en plein soleil, le repas improvisé, en larguant de nos bouches joyeuses dans ce lieu magique, irréel, des mots par-ci par-là d’une conversation toujours légère.
Cette irréalité va manquer. Cet espèce de rêve éveillé, ce sol usé, patiné, foulé aux pieds nus entre deux séances de travail, et les herbes folles aux dimensions vertigineuses enlaçant les vieux escaliers de fer des façades, juste en face, je les vois encore à travers la fenêtre, l’hiver ne les a pas encore mangé.
L’hiver que je regretterai le plus, quand dehors, dans les ruelles et sur les places de la petite ville usine, au-delà du temps qui passe et de l’histoire en train de se faire autour, il n’y a plus personne.
Sensations étranges, comme dans le grenier d’une maison ancienne, isolée de tout, aux vieux murs porteurs de toute la mémoire ouvrière d’une ville.
Adieu chère usine. Bon vent car d’autres aventures t’attendent. On en reparlera.
CHRISTINO GARCIA / à la lisière des deux villes - Hiver 2022
CHRISTINO GARCIA / à la lisière des deux villes -
Hiver 2022
Des ruelles fragmentées autour du passage Boise, à la lisière de Saint-Denis et d’Aubervilliers, quartier frontière où des hommes d’Afrique de l’Ouest, d’Europe de l’Est et d’Asie restaient, il n’y a pas si longtemps encore, quelques jours seulement ou quelques semaines peut-être, des journées entières, corps allongés sur le dos, en dessous des bagnoles que l’on avait trainées jusque-là dans ces contrées sur-urbaines et mi sauvages, pour l’ultime réparation.
Au sol, tout contre les trottoirs craqués, les flaques de graisse sale, luisantes, jonchent en damiers espacés ou proches les uns des autres selon les zones. Des zones en retrait, au dos d’un immeuble ou tout au fond d’une impasse, cachées des flics, à côté du vendeur de frigo et d’électroménager restaurés.
D’autres plus loin, en plein cœur du quartier, tout près de la vie qui s’y fait tous les jours, point de vente des enfants dealers, entrée de l’école des primaires, passage des mères à poussettes et charrettes, trajectoire des travailleurs parisiens sortis de la gare RER, traversant chaque jour la zone à pas rapide… en esquive… tête baissée, pour rejoindre le quartier du Campus Condorcet.
Autour, hier, en face du Hogar de Los Espagnoles, les traverses étaient de petites ruelles infâmes, intimes, aux vieux troquets kabyles, hôtels délabrés, puants, sombres et désordonnés d’où l’on pouvait voir apparaitre et disparaitre tout aussi vite, dans l’entrouverture d’une vieille porte à clochette, des corps à demi éclairés.
Impression furtive…
Silhouettes de femmes reines, à peine visibles, cintrées, enroulées dans des étoffes bon marché rouge pourpre ou noires, violettes ou rose fuchsia, de petites étoiles scintillantes enroulées autour de leurs chevilles et du cou, virevoltantes. Un ruban de sang traînait derrière ces corps d’amour des notes de musique érotique venues de l’arrière boutique, immiscées dans l’air, perdues…
Les noms des rues, des bars, des boutiques offrent des pistes au visiteurs dans sa quête d’un récit de la ville, de sa mémoire.
Le 13, la Cigale, L’hôtel Boise…. la rue Christino Garcia…
Aujourd’hui, les architectures modernes cognent. Aveuglés, on avance à tâtons dans la blancheur sidérante et la brillance des vitres teintées, cernées de cuivre et d’or fuselés, tressés, moucharabiés. La végétation faussement libre comme on la fait aujourd’hui, saisie au détour d’un reflet, lèche les flancs et les bas des immeubles d’architecte. On passe à travers cette arcade de blancheur, de brillance et le rythme s’apaise, d’un coup, au moment où ressurgit la vieillissure, salissure, cassure, l’envahissement d’une autre végétation, maillage cette fois de longues tiges tendues vers le ciel, mendiantes, et de broussailles grises, entremêlées.
Des pans de modernité se sont immiscés ici et là sur le plan de la ville, l’ont défoncé par endroits, parfois joyeusement. Lumières, hauteurs, ombres, creux et bâtis, surface lisses, lignes brisées. Une partition.
Un très long mur neuf, blanc, rehaussé d’une rangée de carrelage en faïence bleu et blanc – en hommage aux ouvriers portugais et espagnol venus au début du siècle échouer ici, guidés par la famine ou la guerre, et qui dressèrent leurs habitations de planches et de tôle sur des hectares tout autour des usines à gaz et de pétrochimie, couvrant dans ce temps le paysage entier, du canal Saint-Denis à l’avenue du Président Wilson – s’harmonise avec la rugosité d’une maison horrible et vide qu’on entend craquer. Celle qu’ils avaient construite ensuite de leurs propre main pour une vie meilleure et qui ne ressemble plus à rien… si ce n’est la certitude de la finitude de toute chose… même si, « personne, au fond, ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans l’inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité ».*
L’odeur de sa moisissure nous prend au passage devant sa vieille porte béante, malheureuse, miaulant, à moitié détruite et balançant sa partie supérieure dans le vide dans un mouvement déséquilibré de vieux malade abandonné envoyant un souffle de froid glacial au passant.
Guerres, ère industrielle, migration forcée, insalubrité, éveil, expulsion, laideur, beauté… tout y passe dans ce qui nous traverse, dans ce qui traverse la ville qui toujours… toujours… toujours… s’écrit… se réécrit.
* Sigmund Freud
INTÉRIEUR NUIT - Printemps 2023
INTÉRIEUR NUIT -
Printemps 2023
La nuit aspire les lieux dans un même creux d’intimité.
L’explosion fractale, la mutation, du Campus Condorcet à la place du Front Populaire, de la rue des fillettes au Pont du Landy et du quai du canal à la Station RER Stade de France, son rythme affolant les rétines le jour, marque une pause tout comme le son tranchant, martelant des machines et de la circulation. Lignes et surfaces cessent de se heurter et se laissent prendre, dociles, dans le silence d’un tout peuplé d’êtres, tous frères et soeurs d’une même famille, qui ne font que passer, se glisser d’une ruelle à l’autre, d’un boulevard étrangement vide bordé d’immeubles encore inhabités, offrant une si large vue du ciel en cours d’extinction ou, plus loin, au bord des avenues, sous les abris bus, mettre leur corps en attente du prochain passage d’un transport en commun. Et ce qui est visible, c’est cette façon qu’ils ont de les habiter ces espaces, d’être « le là », dehors et dedans en même temps car la nuit est l’intérieur d’une grande maison qui tous les prend, d’un lieu à l’autre, d’une pièce à l’autre… tous ensemble un temps encore à eux avant le grand déferlement d’hommes et de femmes nouveaux et aux manières si différentes.
On la sent dans le bus cette chaleur particulière et cette envie inavouée mais palpable d’être serrés les uns contre les autres une fois cris et insultes du jour passés, mine de rien on se touche, un homme me dit au détour d’une conversation « je suis français ». Il cherche de sa vieille main, fouille dans un sac déchiré d’où il sort un portefeuille et veut retirer la carte délavée qui attesterait mais d’un coup j’arrête son geste en prononçant dans un sourire : « Je ne suis pas de la police Monsieur… » et mes voisins et lui-même rient tous ensemble tandis que le bus déferle dans les travées sombres, au cœur des quartiers d’habitation et des espaces en friche, contournant bientôt le stade de France, sorte d’anneau de saturne ou de soucoupe volante amarrée au sol, transpercée par des flèches blanches tendues vers le ciel comme des signaux… prête à décoller.